Anne Lassalle
La place de la victime dans le système judiciaire
Avocate au Barreau de la Seine-Saint-Denis, Maître Anne Lassalle met son expertise au service de ses clients en droit de la famille, droit pénal, droit pénal des mineurs, assistance éducative, procédure pénale et procédure civile. Particulièrement reconnue en matière de protection des mineurs, fervente défenderesse des droits des femmes, Maître Lassalle s’est notamment distinguée en 2020 lorsqu’en tant qu’avocate des parties civiles, elle obtient la condamnation de Guillaume Dujardin, professeur de théâtre reconnu coupable d’agressions sexuelles aggravées, secouant ainsi le monde de la culture et des arts du spectacle.
Humaine et passionnée, elle nous fait l’honneur d’interroger aujourd’hui, avec nous, la place des victimes dans le système judiciaire français et plus généralement la place des enfants dans notre société.
Bonjour Anne,
Comment et pourquoi êtes-vous devenue avocate ?
J’ai prêté serment le 25 octobre 2007 mais je crois que j’ai toujours fondamentalement été avocate. Et ce pour plusieurs raisons. Mes parents étaient magistrats, mon père au Parquet, ma mère au siège. Mais au-delà de cette configuration familiale propice à la découverte du métier d’avocat, je crois que cela s’est joué ailleurs.
Dans ma famille, j’ai toujours jouée le rôle du trublion, celle qui a toujours quelque chose à dire pour contrebalancer l’avis majoritaire, rappeler que les choses sont rarement binaires. Une conviction renforcée plus tard avec mon premier et seul patron : le grand pénaliste Grégoire Lafarge m’a appris : avoir toujours quelque chose à dire face aux évidences policières ou judiciaires. D’aucun ont pu considérer que j’avais un fichu caractère, d’autres que j’étais faite pour être avocate. Quoi qu’il en soit, mon surnom était Sainte-Anne des Droits de l’Homme !
J’ai toujours cru en la force du droit pour rééquilibrer les injustices inhérentes à notre société. Après mes études rémoises puis parisiennes, mes stages dans de prestigieux cabinets, j’ai été embauchée par le cabinet Lafarge qui m’a considérablement transmis de ce métier. Je dois beaucoup à ces avocat.e.s avec qui je partageais le même sens de la justice. Néanmoins, j’ai rapidement souhaité m’installer et développer mon propre cabinet car j’avais envie d’être en direct avec les gens que je défendais.
Anne Lassalle lors du procès de Guillaume Dujardin, © France Bleu
Comment le métier d’avocate vous permet-il de répondre aux problématiques humaines et sociétales qui semblent vous tenir tant à cœur ?
Depuis l’Ecole Française du Barreau (EFB), je savais que je souhaitais exercer en Seine-Saint-Denis qui est un territoire certes délaissé et maltraité mais merveilleusement riche de cultures, de jeunesse et d’ingéniosité. Et puis, c’est quand même le barreau le plus engagé et sympathique de France ce qui était très important pour moi. On travaille mieux à plusieurs et avec le sourire !
Au Tribunal Judiciaire de Bobigny, je me suis sentie comme un poisson dans l’eau. Je savais pourquoi je portais cette robe et cela n’a jamais été contredit, pas même par la charge énorme de travail qui s’impose à tous dans ce tribunal : fonctionnaires comme avocats, qui travaillent pour une population éligible à 70 % à l’aide juridictionnelle.
Les problématiques humaines et sociales sont aiguës et accentuées par la crise sanitaire, notamment en Seine-Saint-Denis où vivent tant de travailleurs pauvres.
Les problématiques sociales et humaines qui me tiennent à cœur sous-tendent de multiples formes de violences qu’elles soient économiques, sociales, raciales et sexuelles, quelles que soient les personnes concernées. Même si ma clientèle est devenue au fur et à mesure plus féminine et infantile, ma porte reste ouverte à tous.
En effet, vous accompagnez particulièrement les femmes et les mineurs dans leurs parcours judiciaires. Quel lien existe-t-il entre ces deux champs d’expertise ? Ces problématiques sont-elles particulièrement liées l’une à l’autre dans votre approche ?
Le parcours judiciaire des femmes comme des enfants s’est construit et se construit encore. Tout d’abord inexistant, puisque sous l’égide de la puissance paternelle, femmes comme enfants étaient peu de choses du point de vue de la société.
Leurs possibilités de saisir un policier et/ou un juge étaient alors très réduites. Rappelons-nous que les femmes disposent de leurs effets bancaires depuis 1965…
La société a fort heureusement évolué. La puissance paternelle s’est désormais vu remplacer par l’autorité parentale qui est conjointe. La femme, la mère, a son mot à dire, de sorte que son parcours judiciaire s’est trouvé heureusement transformé. Il est devenu existant mais émaillé d’imperfections et continue d’évoluer.
Le lien est ainsi celui de la violence institutionnelle qui étouffe les voix des femmes et des enfants malgré les efforts entrepris en ce sens et les promesses qui sont faites par les gouvernements successifs. La problématique du parcours judiciaire des femmes comme des enfants a cela de commun d’être à construire, de montrer une ouverture progressive mais encore largement insuffisante.
En Espagne, cela fait des années que des procédures d’éviction de personnes violentes à l’égard des femmes et des enfants sont organisées. En France, malgré de nettes progressions, nous sommes encore très loin de ces procédures protectrices. Par ailleurs, le parcours judiciaire des femmes se déclenche souvent à compter du moment où leurs enfants sont touchés, liant les deux parcours judicaires.
Comment s’intègre la justice dans le parcours des victimes ?
Le parcours des victimes est souvent celui du ou de la combattante. Notre système pénal est fondé sur la preuve, et c’est bien heureux, car on ne peut être condamné sur des soupçons ou sans preuve tangibles. Néanmoins, la présomption d’innocence, selon moi, ne va pas forcément de pair avec la présomption de bonne foi de la victime. Il demeure une méfiance institutionnelle vis-à-vis des victimes qui sont parfois malmenées à la barre et peu ou mal entendues. Pourtant, il suffit d’aller dans les commissariats pour voir à quel point il est difficile de déposer plainte et de s’astreindre à tout le parcours judiciaire pour comprendre que rares sont les personnes qui s’infligent tout cela par pure malveillance.
Je constate un début de retour de bâton suite à la libération de la parole de la femme après le mouvement #metoo. Aux procès, on sent planer une forme de paranoïa pointant le risque que la justice soit instrumentalisée pour destituer des gens alors que ce sont des cas rares.
© RFI Savoirs
Tribunal de Bobigny, © Ministère de la Justice
Les principes du droit devraient donc, de mon point de vue, évoluer pour que la victime devienne une réelle partie à la procédure et soit entendue comme telle, sans suspicion de prime abord, mais évidemment avec enquête.
Selon vous, comment le système judiciaire peut-il évoluer notamment sur cette question de la réévaluation de la place de la victime ?
Les magistrats sont souvent déconnectés de la réalité, des maisons d’aides aux victimes, des maisons de détention. Il y a une nécessité de leur fournir une formation beaucoup plus concrète pour parvenir à des condamnations qui ne soient pas automatiques et théoriques, pour parvenir à l’individualisation des peines en fonction de la personnalité et des circonstances. C’est donc, bien sûr, une question de moyens alloués à la justice afin de revoir les conditions de prise en charge des prévenus et des victimes pour les juger dignement.
Mais il s’agirait également d’un changement en profondeur qui consisterait à développer d’autres formes de procédures que les procédures classiques de jugement. Que ce soient des alternatives aux poursuites ou des systèmes de justices restauratives. Il faut sortir du système de victime contre prévenu pour les réunir dans un autre système de condamnation. Peut-être pouvons-nous prendre exemple sur ce qui est développé au Canada et aux Etats-Unis, tout en tenant compte de la culture française.
L’enfant semble un justiciable à part entière mais vous semblez questionner sa considération dans la société de manière plus générale. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La parole des enfants a longtemps été non entendue. Elle l’est de plus en plus, bien que leur place dans le système judiciaire reste réduite. L’avocat d’un mineur est celui qui soutient cette parole souvent inaudible par les institutions ou même par ses propres parents. C’est une tâche difficile car il faut réussir à nouer un lien de confiance et parvenir à faire entendre sa parole tout en veillant à ses intérêts car la parole des enfants peut être manipulée ou utilisée.
Je fais partie du groupe « Mineurs du Barreau de Seine-Saint-Denis », attaché au premier Tribunal pour enfants de France. Il s’agit d’accompagner les mineurs qui sont concernés par une procédure d’assistance éducative à savoir quand leur intégrité, leur santé, leur construction est compromise.
En Allemagne par exemple, je l’ai appris d’une formation organisée par la faculté de Bordeaux en novembre 2019 sur la parole de l’enfant, l’enfant concerné par une procédure devant le juge aux affaires familiales (à savoir quand les parents ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le mode de garde ou l’exercice de l’autorité parentale) a strictement son mot à dire puisqu’il est une partie au procès.
Nous en sommes loin en France puisque seul l’enfant doté de discernement peut demander à être entendu par le juge aux affaires familiales. En ce qui concerne le juge des enfants, chacun a sa pratique, certains reçoivent des bébés de quelques mois, d’autres estiment que seul un enfant doté de discernement (notion floue) doit être entendu. En dehors de cette demande, qui du reste peut être soumise à manipulation, rien n’est organisé dans le droit des enfants pour inclure leur parole à ces deux procédures qui pourtant les concernent de façon essentielle. Le système judiciaire français doit encore évoluer à ce sujet.
Merci Maître pour vos réponses !