Greazi Abira

Le poids de l’expression pour changer le monde

 

Greazi Abira, bientôt âgé de 28 ans, est un jeune homme dynamique et ambitieux. Habitant de Bondy, il est né à Montfermeil et a également vécu à Clichy-sous-Bois dans les cités du Chêne Pointu et des Bosquets. Plutôt bon élève, poussé par la rigueur de son père, Greazi a toujours montré un fort potentiel académique.

Challengé par ses amis, il suit le programme d’accompagnement de son lycée afin d’intégrer Sciences Po Paris. Dès ses premiers pas dans l’institution, Greazi prend conscience de l’importance cruciale de l’art oratoire dans le développement personnel et professionnel des étudiants, un art que l’on est bien souvent moins invité à développer au sein des milieux moins favorisés. L’idée germe alors. En 2015, il s’allie avec Ahmet Akyurek et Yacine Ayadi, respectivement étudiants à Sciences Po et à l’Université Paris-Panthéon-Assas, pour fonder Graine d’Orateur 93.

L’association devient un véritable catalyseur de compétences et d’opportunités pour la jeunesse des milieux populaires. Son objectif premier : donner aux participants les clés d’une expression aisée devant un public, un jury, un employeur ou n’importe quel groupe. Au-delà des joutes oratoires, l’association promeut une culture du débat, du dialogue et de l’argumentation. Depuis sa création, Graine d’Orateur a essaimé et intervient auprès de plus de 12 000 personnes dans 90 communes en France, via 125 partenariats. Une bonne nouvelle pour la lutte contre les inégalités socio-économiques !

Bonjour Greazi,

 

Qu’est-ce qui vous a poussé, vous et vos amis, à créer Graine d’Orateur 93 ?

 

Lors de notre semaine d’intégration Sciences Po, nous avons eu un cours d’art oratoire. Nous avons adoré. Nous sommes allés discuter avec le professeur pour lui dire que c’était génial ! Nous aurions aimé avoir ces cours dès le lycée. Nous lui avons demandé des conseils pour être plus éloquents, mieux parler. Le professeur, nous a alors intégré à une fédération réunissant des clubs de débats universitaires. Nous avons alors découvert le monde du débat. Au vu de notre progression, nous avons eu envie de partager cette culture autour de nous !

 

Nous avons ainsi œuvré à décloisonner ces clubs de débats jusqu’ici réservé aux écoles prestigieuses pour les rendre plus accessibles, ouverts à une plus grande diversité de publics. Nous avions la conviction que si nous débloquions l’art de la parole, il nous était possible de débloquer l’avenir des populations défavorisées. Graine d’Orateur 93 est ainsi né pour transmettre tout ce que nous avions appris via nos cours et clubs de débat à Sciences Po, aux personnes de notre milieu social en commençant par notre ancien lycée.

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Nous avions la conviction que si nous débloquions l’art de la parole, il nous était possible de débloquer l’avenir des populations défavorisées

Quel était le constat à l’origine de cette initiative ? 

 

Le constat, c’est que nous avons intégré Sciences Po et très vite, nous avons vu la différence. Même si nous étions les bons élèves de notre lycée, nous rencontrions des profils encore meilleurs. Mais, en prenant du recul, nous nous disions que nous n’étions pas si différents de nos camarades.  Sur le plan culturel, chacun connaissait des choses que les autres ne connaissaient pas. Il nous suffisait donc de trouver un moyen de transmettre une culture et certains codes pour permettre à un maximum de jeunes d’entrer à Sciences Po, car nous étions conscients de représenter une exception statistique.

 

Quelles aptitudes particulières souhaitez-vous développer avec Graine d’Orateur 93 ?

 

Dans un environnement quel qu’il soit, tout est question d’adaptation. J’aime bien dire qu’il faut être un caméléon. Le caméléon reste caméléon quoi qu’il arrive, seulement, dans certains milieux, pour se défendre, lorsqu’il est content, etc., en fonction de ses émotions, il va juste changer de couleurs. Mais il reste un caméléon. C’était cela l’idée.

 

Les études psychologiques montrent que les enfants issus de milieux précaires rêvent moins. La société est ainsi faîte. Mais, une fois ce constat réalisé, comment pouvoir en tirer parti avec nos moyens ? Lorsque nous avons commencé nos formations à l’art oratoire, nous nous sommes inspirés de la vision anglo-saxonne de la pratique, qui est davantage basée sur le débat. Que ce soit en Angleterre ou aux États-Unis, il y a beaucoup de debate clubs et de culture du public speaking. Pourquoi nous aimons cela ? Parce que nous sommes sur la confrontation d’idées.

 

La vision française de l’art oratoire passe par la littérature, la beauté des mots, etc. Nous n’étions pas trop dans cela car nous nous disions que nous baser sur la beauté des mots, signifiait dénaturer notre façon de parler. Peut-être que l’éloquence touche également beaucoup les gens en disant les choses de manière directe ? Nous avons préféré la rhétorique car pour nous, être éloquent, c’est connaître les codes de l’éloquence et s’adapter au public. Être éloquent, c’est savoir se faire comprendre dans un but précis. Nous voulions transmettre cela à nos pairs, afin de leur permettre d’ouvrir des portes qu’ils pensaient jusqu’ici fermées.

 

Les ambitions de l’association ont peu à peu évolué. Au départ, nous souhaitions permettre à nos publics d’améliorer leur prise de parole pour qu’aient plus de chances d’entrer à Sciences Po. Mais très vite, nous nous sommes demandé si entrer à Sciences Po était vraiment un objectif absolu. Il s’agissait finalement d’un moyen et non de la fin des chemins que nous souhaitions ouvrir. Il ne nous semblait plus utile de faire des ateliers seulement dans ce but. La mission de Graine d’Orateur a alors évolué.

Nos ateliers ont pour ambition d’apporter des clés pour toutes les étapes de la vie : trouver un stage, une alternance, tenter une école prestigieuse, etc. Si nous débloquons la peur de parler, nous débloquons les autres peurs. Si j’ose m’exprimer et défendre mes idées, je suis capable d’oser et de défendre mes ambitions. Je suis également capable de vouloir telle ou telle chose, en me sentant légitime. Dans une dimension d’égalité des chances, nous souhaitons favoriser l’insertion sociale et professionnelle du plus grand nombre de personnes.

 

Nous avons donc fait deux paris pour contrer le syndrome de l’imposteur via Graine d’Orateur 93.

 

Le pari de l’excellence : par excellence, je ne veux pas dire élitisme. Aristote disait « L’excellence est un art que l’on n’atteint que par l’exercice constant ». Plus nous allons pratiquer, plus nous allons exceller. Ce n’est pas l’idée d’en faire plus que les autres mais simplement l’idée d’être meilleur soi-même en pratiquant chaque jour, avec cette idée que l’excellence est un idéal.

 

Le pari de la paire aidance : un concept venant du milieu médical. Si nous souhaitons aider des jeunes de milieux populaires, ce sont d’autres jeunes de milieux populaires qui seront à même de les aider pour deux raisons : la compréhension des ressentis et des vécus des personnes formées ; la représentation qui permet de s’identifier et de débloquer les craintes.

 

 

Quels ont été les principaux défis ou freins que vous avez rencontrés lors du développement de l’association ?

 

Il y en a eu beaucoup. Le premier qui me vient à l’esprit est lié à la notion d’« excellence » que nous poussions. Cela a tout de suite fait un peu peur notamment à cause de notre jeune âge. J’avais 17 ans à l’époque et les personnes à qui nous nous adressions se demandaient « mais qui sont ces jeunes qui prônent l’excellence ? ». Nous avions du mal à nous créer une légitimité auprès des professeurs et à les faire adhérer à notre discours.

 

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Aristote disait « L'excellence est un art que l'on n'atteint que par l'exercice constant ». Plus nous allons pratiquer, plus nous allons exceller.

L’autre frein s’est fait ressentir auprès des élèves. Cela se passe rarement mal mais c’est déjà arrivé et nous avons pu remettre en question l’existence de notre association. Heureusement, nous sommes allés de l’avant et nous avons pu animer plus de 500 ateliers depuis 2015. La question de la légitimité s’est posée mais elle n’est jamais restée. Les bénéficiaires de nos actions sont très investis et en sont très contents.

 

 

Quels ont été les moments les plus gratifiants ou les réussites les plus marquantes que vous avez vécus avec Graine d’Orateur à ce jour ?

 

Il y en a beaucoup mais je vais en choisir trois.

 

 

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À l’échelle d’un individu, Graine d’Orateur 93 permet pour certains de déjouer le système et de trouver une place.

De manière individuelle, je me suis toujours posé la question de savoir si ce que je faisais était un acte égoïste pour être satisfait de moi-même. Mais un jour, le témoignage d’un jeune auprès d’autres jeunes lors d’un atelier m’a marqué. Il disait : « Graine d’Orateur 93 est un logiciel pour hacker la vie« . Ce message était fort car l’utilisation du mot « hacker » pour moi représentait bien Graine d’Orateur 93, avec cette idée de devoir se battre pour aller vers ses ambitions. À l’échelle d’un individu, Graine d’Orateur 93 permet pour certains de déjouer le système et de trouver une place. Évidemment, je ne vais pas aider ou sauver tout le monde et ce n’est pas mon ambition mais je crois en l’effet papillon.

 

Il s’agit d’une autre victoire très gratifiante lorsque les professeurs viennent nous parler d’un élève à l’issue d’un atelier en disant « je n’avais jamais entendu sa voix » ou « je l’ai vu sous un nouveau jour ». À ces moments-là, nous sommes très heureux de voir que nous avions fait les bons paris !

 

La dernière victoire sur laquelle j’aimerais revenir est un événement survenu en 2019. Nous allions être diplômés et nous nous demandions sur quel projet finir l’année afin de marquer le coup. Notre idée était de nous étendre au-delà de l’Île-de-France car nous avions compris que les territoires ruraux connaissaient des problématiques semblables à celles des quartiers populaires de la région. Nous nous sommes alors posés la question de la jeunesse oubliée qu’il faut aussi aller voir. Nous avions une idée presque politique autour de laquelle la Seine-Saint-Denis, à travers notre association, allait faire France auprès d’autres territoires. Nous avons donc organisé un tour de France de l’art oratoire avec des ateliers gratuits auprès de lycées. Cela nous a permis de découvrir d’autres jeunes de territoires ruraux et urbains avec leurs propres réalités.

Quels sont vos espoirs pour l’avenir de l’association ?

 

Cela peut paraître idéaliste mais je suis convaincu que toute association, lorsqu’elle se crée, a pour ambition de ne plus exister. Cette dernière existe car un besoin n’est pas correctement traité, mais le but est de pouvoir résoudre ce problème. J’ai ainsi le rêve que Graine d’Orateur 93 puisse ne plus exister.

 

Graine d’Orateur 93 n’existera plus quand les codes de la prise de parole et leur maîtrise auront une place importante dans tous les milieux. Aujourd’hui, la culture française privilégie l’écrit. Nicolas Boileau disait : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». C’est totalement vrai ! L’écrit et la grande place de la littérature française sont souvent valorisés, en opposition à la parole, qui est souvent perçue comme de l’esbroufe. Moi, je pense que nous devrions redonner ses lettres de noblesse à la parole.

 

Je trouve cela beau que les Grecs aient utilisé le mot « logos », aussi bien pour dire « action », « parole », « raisonnement » et « esprit ». Ce qui nous différencie le plus des animaux selon la culture grecque, est le logos, c’est-à-dire notre capacité à raisonner, agir et parler. Parler, c’est manifester, rendre palpable son existence. Et moi, je souhaiterais que les pouvoirs publics s’emparent de la question et que les cours de rhétorique soient rétablis à l’école afin de donner une place prépondérante à la parole.

 

Aujourd’hui, nous devons davantage nous positionner dans une forme d’accompagnement. Il est primordial que ce soit des jeunes qui continuent à aider les jeunes. Ainsi, lorsque tu n’es plus si « jeune », tu dois laisser ta place aux générations suivantes qui sauront s’adapter et parler à leurs pairs !

 

Merci Greazi pour vos réponses !