Julie de Pimodan

Un renouveau de la démocratie participative

 

Plateforme de co-construction de l’espace et de la vie en collectivité, Fluicity est une entreprise solidaire d’utilité sociale fondée en 2015 par Julie de Pimodan. Start-up de la Civic Tech, Fluicity ambitionne de mettre la technologie au service du développement durable et solidaire et vise à l’amélioration de la démocratie à l’échelle territoriale. Comment ? En libérant l’intelligence collective via des espaces numériques de participation qui facilitent la consultation et la participation citoyenne. D’abord journaliste au Moyen Orient durant les Printemps Arabes puis salariée de Google pendant 4 ans, la création de Fluicity apparaît comme la suite logique du parcours atypique de Julie de Pimodan. Les prix et les distinctions se sont multipliés pour une innovation sociétale qui pourrait changer notre manière d’appréhender la politique. Julie répond aujourd’hui aux questions des Grandes Idées.

Bonjour Julie,

 

Pourquoi était-il important pour vous de proposer une plateforme d’expression citoyenne telle que Fluicity ?

Avant de fonder Fluicity, j’ai travaillé et vécu dans des pays comme le Yémen, le Bénin ou encore la Turquie. Malgré leurs systèmes démocratiques, ces gouvernements n’étaient pas pour autant perçus comme légitimes : la gouvernance était verticale, les mouvements sociaux y étaient réprimés et le dialogue était absent. Pendant cette période, j’ai compris que la confiance était à la base du fonctionnement des sociétés démocratiques.

C’est en 2013, lorsque je vivais à Istanbul pendant les manifestations du Parc de Gezi, que j’ai eu le déclic. Initialement portée par un nombre restreint de protestataires écologistes, cette manifestation – qui visait à la base à protéger un parc et plaidait pour plus de consultation au niveau local – a pris l’ampleur d’une révolte nationale. Elle a engendré des violences inédites et une crise profonde dans le pays.

La confiance au sein des systèmes démocratiques s’effrite un peu partout dans le monde. C’est une tendance qui s’aggrave chaque année et qui, à mon sens, est l’un des problèmes majeurs du 21ème siècle, car elle remet chaque jour en cause le fondement de nos démocraties et favorise l’émergence de leaders radicaux. Dans un monde toujours plus complexe du point de vue social, environnemental et sanitaire, notre capacité à collaborer les uns avec les autres pour trouver des solutions communes est devenue essentielle.

C’est à partir de ce constat que j’ai fondé Fluicity : une plateforme de participation et de co-construction citoyenne qui vise à rétablir le dialogue et la confiance entre les citoyens et les décideurs.

 

Quelle distinction pour vous et le service que vous proposez entre le secteur public et le secteur privé ?

Aujourd’hui, tout type de décideur peut faire appel à l’intelligence collective pour gouverner : c’est une réalité dans le secteur public, mais aussi dans les secteurs privés et associatifs. Dans son livre Reinventing Organizations, Frédéric Laloux présente la gouvernance collaborative comme la plus aboutie des formes de gouvernance pour les organisations du 21ème siècle. De nombreux leaders s’interrogent désormais sur la façon de transformer leurs modes de fonctionnement pour être plus ouverts, plus transparents, plus collaboratifs. Des exemples comme Patagonia, Décathlon, Danone ou encore MSF sont souvent cités.

 

Chez Fluicity, la sphère publique est dans notre ADN. Depuis 5 ans, nous aidons des acteurs publics de tout type (communes, régions, ministères, partis politiques, agences publiques, institutions) à consulter des citoyens de manière efficace et à prendre en compte les résultats de ces consultations dans le cadre de leurs décisions. Avec le mouvement des entreprises à mission et des entreprises citoyennes, de plus en plus d’organisations privées font appel à nous pour coconstruire des projets d’envergure ou collaborer autour de programmes RSE.

S’il existe une réelle distinction entre les différents secteurs, du point de vue des parties prenantes, ce que l’on apporte en tant que civic tech reste intacte : l’art d’engager, de mobiliser et de prendre en compte les citoyens dans le cadre de sujets d’intérêt général. En ce sens, nous travaillons avec différents types d’organisations qu’elles soient publiques, privées ou associatives de manière à insuffler des logiques d’intelligence collective auprès du plus grand nombre.

 

Quels sont les défis à relever pour que l’intelligence collective, la gouvernance participative se démocratisent et influencent le réel ?

Je préside cette année l’Association Civic Tech Europe (ACTE), que j’ai cofondé avec les principales civic tech de l’union pour représenter le secteur auprès des institutions européennes. J’ai identifié trois principaux obstacles qui empêchent aujourd’hui de démultiplier l’impact des technologies d’intelligence collective en Europe.

 

Côté civic tech : il est nécessaire pour les acteurs du secteur de comprendre que la technologie seule ne suffit pas pour faire bouger les lignes. Les citoyens et les institutions ont besoin d’être guidés pour réussir leurs consultations. Les civic tech qui ont pris conscience de cette réalité conjoncturelle auront un impact plus fort.

Côté décideurs : de nombreux questionnement existent lorsqu’il s’agit de lancer une consultation : sera-t-elle suffisamment représentative ? quel niveau de transparence faut-il apporter ? à qui appartiennent les données ? comment assurer de leur interopérabilité ? Toutes ces questions méritent d’être posées. Mais elles ne devraient pas bloquer la modernisation de nos modes de gouvernance, car la démocratie est un muscle qui a besoin d’être entraîné au quotidien pour être efficace.

Côté citoyens : ce défi ressemble à celui qui existe sur les sujets environnementaux : les citoyens sont majoritairement convaincus par l’urgence climatique, mais ont du mal à modifier en profondeur leurs modes de consommation. L’enjeu pour les citoyens est donc de montrer l’exemple, de s’engager, d’en parler autour d’eux afin d’amener leurs proches à rejoindre le cercle vertueux de la participation citoyenne.

 

Comment acculturer, éduquer les représentants politiques et les citoyens à l’usage des civic tech ?

L’association entre des entrepreneurs, les institutions et les citoyens est la clé pour intensifier l’usage des civic tech. Deux niveaux me semblent prioritaires.

 

La collectivité d’abord, car elle est l’échelle la plus évidente pour transformer une consultation en action concrète sur le terrain. Les élus locaux sont en général ceux envers lesquels les citoyens ont le plus confiance et travaillent plus facilement avec des acteurs privés qui combinent des produits performants et une véritable expertise.

L’Europe ensuite, car elle est actuellement menacée par des dérives populistes et un étiolement du lien citoyen. Le Parlement et la Commission cherchent à résoudre le problème de la confiance et avec le report de la Conférence pour l’avenir de l’Europe, la question du numérique pour engager les citoyens européens devient évidente. Un partenariat fort entre les acteurs des civic tech et les institutions bruxelloises est nécessaire pour rénover la démocratie européenne. C’est la mission que ACTE s’est donnée : éduquer les institutions, répondre à leurs craintes à travers une approche sectorielle, et démontrer l’utilité des civic tech grâce à de nombreux exemples pour démultiplier leur usage partout en Europe.

 

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La démocratie est un muscle qui a besoin d’être entraîné au quotidien pour être efficace.

Quel impact dans la prise de décision grâce à cet outil ? Avez-vous noté une évolution des modes de pensées depuis ces dernières années avec le développement des civic tech ?

Le courrier du Président de la République envoyé aux trois chambres il y a quelques semaines est assez éloquent : “Je souhaite que vous puissiez mener les consultations les plus larges pour déterminer et préciser les priorités essentielles qui dans ce moment font consensus ou qui émergent au premier rang des préoccupations de nos compatriotes”.

 

Comment voyez-vous le futur de la prise de décision publique ?

La Civic Tech arrive cette année au stade auquel le secteur des Edtech était il y a cinq ans : l’émergence d’une poignée d’acteurs solides en Europe, des conditions d’accélération réunies – notamment grâce à la diversification auprès de nouveaux segments – et des levées de fonds de plus en plus conséquentes. Les deux secteurs suivent une mission sociétale forte et leurs solutions vont dans le sens de l’histoire, la différence est que la Civic Tech voit encore le pic devant elle.

 

Un nombre inédit de consultations citoyennes ont vu le jour pour imaginer “Le monde d’après” et pour donner une place plus importante à l’environnement. Ces initiatives montrent une volonté réelle (qui ne vient pas uniquement des citoyens) de transformer la prise de décision en un mouvement plus collectif.

 

Pour voir ces mouvements aboutir, il est de la responsabilité des pouvoirs publics de les coordonner, de leur offrir un cadre légal et une crédibilité dans le débat public. Cela va de pair une décentralisation plus importante des prises de décision au niveau local. Au final, le futur de la prise de décision publique est lié à la transformation (ou l’accélération de la transformation) de notre système démocratique.

 

Merci Julie pour vos réponses !